15/03/2021

Élus de l’opposition cantonnés au silence : un déni de démocratie locale

« Silence dans les rangs… de l’opposition ! » Dans la plupart des villes françaises, les élus minoritaires n’ont le plus souvent que très peu voix au chapitre. La loi leur donne pourtant accès à tous les outils de communication de la collectivité, réseaux sociaux compris. Enquête sur un droit trop souvent bafoué.

«Tout élu devrait d’abord passer par la case “opposition” pour ressentir à quel point notre démocratie locale est fragile. » L’auteur de ce vœu, Laurent Carpels, sait de quoi il parle. Conseiller municipal d’opposition à Fretin dans la banlieue sud de Lille depuis 2014, il a déposé en novembre dernier un recours devant le tribunal administratif contre  le règlement intérieur du conseil municipal. Il y demande l’annulation pure et simple de ce document voté en juin 2020, considérant que celui-ci s’assoit sur le droit d’expression des quatre élus de la minorité. Et Laurent Carpels n’en est pas à son coup d’essai. En 2014, déjà, lors de son premier mandat dans l’opposition, il avait attaqué la ville sur la même question. Le tribunal administratif de Lille lui avait donné raison.                 

Que réclame Laurent Carpels ? Simplement ce que la loi autorise aux élus de l’opposition et que Béatrice Mullier, maire depuis plus de trente ans, lui refuse : le droit à la parole, ou du moins l’utilisation de certains outils de communication. A ce jour, le groupe de la minorité ne dispose que d’un seul espace d’expression dans les nombreux outils de communication de la mairie : quelques centaines de signes dans le bulletin municipal qui en comporte plusieurs dizaines de milliers ! Et encore… Selon le règlement intérieur, les photos et les liens internet y sont prohibés. Pourtant, la jurisprudence est claire : la majorité ne peut interdire ni l’un ni l’autre dans les tribunes de l’opposition.

Une place pour l’opposition sur Facebook

Ce n’est pas tout. Dans son recours devant le tribunal administratif, Laurent Carpels demande à bénéficier d’un espace d’expression sur la page Facebook de la mairie. Une nouveauté par rapport à son précédent recours de 2014. Et pour cause : vigilant, le conseiller municipal nordiste a vu passer les dispositions de la loi NOTRe de 2015, qui modifie l’article L.2121-27-1 du CGCT (Code général des collectivités territoriales) sur le droit d’expression des élus minoritaires. Et suivi les jugements rendus par différents tribunaux administratifs lors du précédent mandat. Bref, Laurent Carpels sait qu’il a la jurisprudence avec lui. Et qu’il devrait ainsi pouvoir disposer d’un espace sur l’ensemble des moyens de communication utilisé par la mairie,  page Facebook comprise .                 

Le cas de Fretin est loin d’être anecdotique. Car contrairement à Laurent Carpels, bon nombre d’élus d’opposition méconnaissent leurs droits. Faute de temps, faute de moyens et parce qu’ils ne bénéficient que très rarement de l’appui des services municipaux pour suivre les évolutions législatives. Résultat : « 80 % des règlements intérieurs des conseils municipaux français sont teintés d’irrégularités contestables devant un tribunal », affirme Christophe Disic, auteur de l’ouvrage Tribunes politiques majorité et opposition : du droit à la stratégie de communication.

Communicant territorial depuis 20 ans, il regrette le manque de formation des élus. « Dans la quasi-totalité des communes, la majorité donne 3 % du contenu du journal municipal à l’opposition et c’est tout. Pourtant, les élus de la minorité sont en droit de demander bien plus. Dès qu’il y a communication politique de la majorité, il doit y avoir une parole de l’opposition. Ainsi, la minorité est en droit de demander un espace sur le site internet de la mairie, sur la page Facebook, la chaîne YouTube, la lettre du maire… Si on pousse le sens de la loi, pourquoi n’y aurait-il pas un espace de communication laissé à la minorité, lors de la prise de parole de la majorité à la cérémonie des vœux, en janvier ? », questionne-t-il.

Des maires qui préfèrent l’opposition muette

Mais alors, pourquoi ce droit n’est-il pas appliqué ? La responsabilité en revient en premier lieu au maire ou au président d’EPCI. « Et là, il existe quatre profils, résume Christophe Disic : “l’ignorant”, qui, par méconnaissance, ou par l’absence de compétences internes, n’applique pas la loi ; “le sachant”, qui appréhende le minimum de la réglementation ; “le sachant éclairé” qui connaît la loi mais aussi la longueur des procédures administratives pour la faire appliquer en cas de contestation. Et puis, il y a “les élus démocrates” qui appliquent à 100 % les textes et sont mêmes plus offensifs. Mais, en proportion, ils se comptent sur les doigts d’une main. »

S’ils n’ont pas la chance de tomber sur un maire appartenant à cette quatrième catégorie, les conseillers d’opposition ne peuvent donc compter que sur eux-mêmes. Mais ils souffrent souvent du même manque de formation que leurs homologues majoritaires. Et pour ceux qui connaissent le droit, réussir à le faire appliquer relève souvent du parcours du combattant. « Nous accompagnons de plus en plus de conseillers municipaux qui souhaitent faire appliquer la loi mais c’est un long combat, souligne Jean-Luc Trotignon de l’association nationale des élus locaux d’opposition. Après avoir tenté une demande amiable auprès du maire, ils peuvent se tourner dans un premier temps vers le préfet qui n’a pas de pouvoir de coercition. Seul un recours devant le tribunal administratif peut contraindre le maire… sauf à ce qu’il fasse appel. Bref, ça peut prendre des années. »

« Peu importe le temps, seul le résultat compte pour la démocratie locale », soutient de son côté Alexie Genel. Conseiller municipal d’opposition à Marly-le-Roi, dans l’ouest de Paris, il a lui-aussi déposé un recours devant le tribunal administratif en janvier dernier pour pouvoir publier ses messages sur le site internet de la mairie, ses pages Facebook, Linkedin et YouTube, ainsi que dans l’annuaire des associations et sur  le compte Twitter de la ville . « Nous ne sommes pas en croisade contre notre maire, il a été élu démocratiquement, affirme-t-il à Mediacités. Ce que l’on souhaite, c’est le respect de nos droits. Pour que la démocratie soit vivante, il faut qu’elle le soit d’abord au niveau local. Faire respecter la prise de parole des élus de l’opposition, c’est notre contribution à cet édifice démocratique ! »                 

Une usine à gaz ?

Même discours, ou presque, du côté de Lyon, où Aubert Petit, collaborateur du groupe Droite, Centre et Indépendants (présidé par Etienne Blanc) au conseil municipal a soulevé la question auprès du cabinet du nouveau maire (EELV), Grégory Doucet. « J’ai sonné l’alerte en août 2020 quand j’ai reçu la newsletter “Conseils de quartier” de la ville de Lyon, se rappelle-t-il. Elle commençait par un édito de Chloé Vidal [3e adjointe chargée de la démocratie locale]. Dans ce cas, pourquoi l’opposition n’aurait-elle pas, elle aussi, le droit de s’exprimer par ce canal ? J’avais alors interrogé le cabinet de Doucet sur la place de l’opposition dans ces newsletters et je reviens à la charge depuis… » Une deuxième réunion devait avoir lieu sur le sujet avec les collaborateurs du maire de Lyon début mars.

L’occasion, peut-être, d’évoquer là encore la question de la page Facebook de la mairie. « Elle aussi devrait pouvoir abriter le point de vue de l’opposition dès qu’un post aborde un sujet politique, reprend Aubert Petit. Et par sujet politique, j’entends tout sujet qui a fait l’objet du vote d’une délibération. Par exemple, cela devrait être le cas pour toutes les communications autour du conseil consultatif [lié au Covid]. À partir du moment où il y a eu une délibération, on devrait pouvoir réagir. »

Si c’est bien ce que prévoit la loi, cette solution – relativement simple à appliquer au niveau des petites communes où le nombre de groupes d’opposition est souvent limité – s’avèrerait bien compliquée à mettre en œuvre dans les grandes villes où la minorité est parfois fractionnée en plusieurs entités. « C’est certain que si à chaque post sur Facebook, il faut inclure le point de vue de tous les groupes politiques, c’est une usine à gaz, reconnaît Aubert Petit. Mais c’est leur problème [à la majorité], pas le nôtre. Et c’est maintenant une obligation. Ou alors, la ville de Lyon n’a qu’à fermer sa page Facebook ! C’est une autre solution… »

Trois quarts des intercommunalités hors la loi en Loire-Atlantique

Une solution radicale, mais finalement à la hauteur des atteintes communément portées à l’expression des élus de l’opposition dans la plupart des collectivités françaises. Car ce qui est vrai à l’échelle des communes est encore plus criant à celle des EPCI (communautés de communes, communautés d’agglomération, Métropoles, etc). Là aussi, depuis les élections municipales de 2020, le règlement intérieur doit faire figurer les modalités d’expression des élus de l’opposition. Or la quasi-totalité des petites intercommunalité ne mentionnent même pas ce droit.

En Loire-Atlantique, un élu est parti au combat. Conseiller municipal à Pornic et conseiller communautaire d’opposition à Pornic Agglo Pays de Retz, Antoine Hubert a réussi à faire annuler le règlement intérieur voté en début de mandature. Pas de passage au tribunal administratif, cette fois, mais un simple courrier expliquant au président de cette communauté de communes pourquoi il était hors la loi. Quelques semaines après, le règlement intérieur était annulé et un nouveau document adopté. Il mentionnait, cette fois, les droits d’expression des élus de l’opposition.

L’association anti-corruption du département, Anticor 44, a d’ailleurs recensé les règlements intérieurs de Loire-Atlantique ne les mentionnant pas. Résultat : sur 16 intercommunalités, seules quatre (Nantes Métropole, Grand Lieu communauté, Clisson Sèvre & Maine Agglo et Pornic Agglo Pays de Retz) disposent de règlements intérieurs conformes à la loi. Les 12 autres pourraient voir le leur retoqué par le tribunal administratif… Encore faudrait-il pour cela que les élus de l’opposition fassent valoir leur droit. « Faire respecter ses droits, ce n’est pas ça la démocratie. Le respect des lois, oui ! », soupire Clotilde Ripoull, la présidente fondatrice de l’association nationale des élus locaux de l’opposition.